Comment rendre compte d'un tel livre ? L'historien Dov Kulka (Université de Jérusalem) a enregistré ses réflexions concernant la façon dont il évoque Auschwitz pour lui-même, loin de son travail de chercheur. C'est une mise en page de ces enregistrements d'un homme de soixante cinq ans qui nous est proposée ici, ainsi que quelques extraits de son journal puis un article écrit cette fois par Dov Kulka l'historien, sur le Theresienstädter Lager.
Un regard sur une enfance atypique (de Theresienstadt au "camp des familles" de Birkenau, où il restera jusqu'à l'évacuation de janvier 45, il a alors 10-11ans) dont l'auteur cherche à nous faire partager les sensations et les émotions (ou leur absence), très loin donc de la narration et de la relation de faits précis telles que nous les connaissons par ailleurs dans les témoignages de survivants. Des textes forcément intimes, mais pudiques à la fois. "Son Auschwitz", c'est la Métropole de la Mort, une "mythologie privée" qu'il décrypte aussi en compagnie des écrits de Kafka. Il y interroge certains de ses rêves, l'hypothèse de l'absence de Dieu, évoque les prisonniers du Sonderkommando (des ombres devant les fours). Il ne recherche pas de souvenirs, même s'il s'étonne de devoir fouiller sa mémoire pour faire revenir à la conscience des scènes de violence qui, pourtant, étaient évidemment quotidiennes, mais on constate alors qu'il les vivait dans une présence-absence, une distance, permettant vraisemblablement de se protéger. Très certainement aussi, le fait qu'il était enfant lui donnait ce regard particulier, qui n'est d'ailleurs pas sans faire écho à certaines pages d'Imre Kertesz, qui lui aussi était très jeune. De ce fait, cet ouvrage donne à la fois une sensation de légèreté, mais aussi de profondeur, même si l'auteur se refuse à la sonder et nous en laisse éventuellement la charge.
A plusieurs reprises, Dov Julka revient sur les deux aspects de son rapport à Auschwitz (le travail de l'historien / le vécu du survivant) et c'est un étrange va-et-vient entre les recherches de l'adulte et le vécu de l'enfant qu'il s'efforce de maintenir dans deux espaces distincts -ou qu'il souhaiterait être tels. Une autre particularité (étrangeté ?) est cette volonté qu'il a de ne pas lire de témoignages de survivants, ne pas voir le film Shoah, ne pas aller à Yad Vashem, ce qui, à l'image finalement de l'ensemble de cet ouvrage, laisse pensif.
Éditions Albin Michel, 2013, traduit de l'anglais par P-Emmanuel Dauzat, ISBN 2-226-24520-5