tatouages Auschwitz
Cette page est destinée à donner une perspective globale concernant les tatouages à Auschwitz en explicitant les différentes séries de numéros, les choix de la SS (les pratiques, les lieux) et la situation pour les prisonniers (le moment du tatouage, ses conditions, les ressentis).

La question du tatouage est à la fois simple mais relativement complexe si on la détaille dans son évolution au fil des années, comme tout ce qui concerne Auschwitz. Dans les divers domaines qui s'appliquent à la gestion du camp, on peut constater un double mouvement, l’un basé sur les ordres transmis par la hiérarchie demandant la modification d’un fonctionnement, l’autre se fondant sur l’interprétation et la mise en place de ces ordres. Il semble en effet que les ordres soient le plus souvent de portée générale et que les modalités de leur application soient laissés à l’appréciation du Commandant du camp (ainsi l’extermination des populations Juives d’Europe n’a-t-elle pas été menée de la même façon à Birkenau et à Treblinka par exemple, même si tous les Commandants de camp ont été formés à "l’école de Eicke" à Dachau, même si Höß est allé visiter Treblinka avant de faire des choix pour son propre camp quant à la mise en place de la "solution finale" qui lui a été ordonnée par Himmler). Enfin entrent également en ligne de compte de possibles variations liées à l’immensité du camp : tout ne parvenait pas à être toujours contrôlé et une certaine place restait possible aux initiatives, bonnes ou mauvaises (voire aux erreurs, telle la poursuite des tatouages de la série A des femmes au-delà du numéro A-20.000 contrairement à ce qui était prévu).

 

VUE D’ENSEMBLE : HISTORIQUE GENERAL.

Auschwitz (au sens large : les trois camps principaux –Auschwitz Stammlager, Birkenau, Monowitz- et les sous camps, lien vers la page de présentation ici) est le seul Lager dans lequel le numéro du prisonnier était tatoué dans la chair. Cela s'explique, comme nous allons le voir, par l'immensité du camp et par son objectif : la mort des prisonniers à plus ou moins brève échéance.
En effet, les déportés arrivant au camp qui étaient immédiatement sélectionnés pour la chambre à gaz n’étaient bien évidemment pas tatoués. Aucun numéro ne leur était attribué : ils devaient disparaître sans laisser de "trace comptabilisable". Cela explique par ailleurs pourquoi il a fallu un temps considérable pour avoir une idée assez précise du nombre de ces victimes, puisque la seule façon de l'évaluer a été de retrouver trace de chaque convoi, et pour chacun connaître le nombre total de déportés et faire la différence avec le nombre de personnes qui furent choisies par les "médecins" de la SS pour entrer dans le camp et donc, elles, être tatouées. Il convient donc de ne pas perdre de vue le fait que la différence est considérable entre le nombre de prisonniers tatoués et le nombre d’hommes, femmes et enfants à être entrés à Auschwitz. Nous saluerons dans ce domaine le travail considérable (terme à entendre dans les deux acceptions : celle de l’importance comme celle du temps passé) d’historiens tels Raul Hilberg bien entendu, mais aussi Danuta Czech et Franciszek Piper.

Les déportés arrivant dans le camp (donc ceux qui n’étaient pas sélectionnés et dirigés directement vers les chambres à gaz) comme les prisonniers transférés d’un autre camp vers Auschwitz étaient enregistrés par la SS sur des documents établis en plusieurs exemplaires, notamment sur des fiches, les "Häftlingskarte", qui étaient conservées dans les bureaux de la section politique du camp (la plupart ont été brûlées par les SS avant l’évacuation). Un numéro était alors attribué à chaque nouveau prisonnier. Dans les premiers temps, ce matricule ne figurait que sur des bandes cousues sur les vêtements, l’une sur la veste, l’autre sur le pantalon. Mais très vite, les morts se multiplièrent (coups ou mauvais traitements). "L'ordre et la discipline" voulus par les nazis furent rapidement mis à mal devant cette accumulation de cadavres parfois impossibles à identifier. Il fut alors décidé (jusqu’à l’automne 1941) d’écrire le numéro matricule sur le corps du prisonnier mort ou mourant avec un stylo encreur. Cette solution qui, si elle pouvait convenir pour les prisonniers du HKB ("l’hôpital" du camp, HäftlingsKrankenBau, aussi appelé Revier) [lien vers le glossaire du site ici] ne fut pas satisfaisante pour l’administration du camp, notamment pour les prisonniers Soviétiques. Victimes de traitements particulièrement épouvantables, ils mouraient alors en si grand nombre que les fiches ne pouvaient être tenues à jour (cf témoignage d’Erwin BARTEL, prisonnier politique Polonais arrivé le 5 juin 41, n° 17.044, déposition au Procès d'Auschwitz à Francfort (PAF), 83è jour, 28 août 64, p.16.190). Le musée d’Auschwitz en donne une échelle en expliquant qu’un groupe de dix Blocks a été isolé du reste du camp d’Auschwitz 1 pour former le "Russisches Kriegsgefangenen Arbeitslager" (camp de travail des prisonniers de guerre Russes) et que, sur les 10.000 prisonniers environ qui y furent enregistrés, 9.000 moururent dans les cinq mois suivant leur arrivée. Moins de 1.000 survivants furent ainsi envoyés à Birkenau pour la construction du camp. Au total, sur plus de 15.000 Soviétiques envoyés à Auschwitz, il y aura moins de 100 survivants à l’évacuation du camp.

Une première modalité de "marquage-tatouage" fut alors mise en place fin 41. Andrej POGOSCHEW, prisonnier Russe qui s’est évadé le 06 novembre 42, explique (PAF, 104è jour, 23 oct 64, p.22.614) qu’il est tatoué parce que les prisonniers Soviétiques l’ont été à partir de décembre 41, mais que ses camarades et lui n’ont pas été "tätowiert" mais "eingeritzt" (qui se traduit littéralement par "incisé" ou "gravé"). Il s'agissait d'une sorte de plaque sur laquelle figurait l'ensemble des chiffres réalisés avec des aiguilles. Pour entailler la peau, cette plaque était violemment appliquée contre le corps du prisonnier, sur sa poitrine. L'encre était ensuite passée sur les incisions [in Auschwitz, Tadeusz IWASKO, éd. Musée d’Auschwitz, p.63].
Татуировки Освенцим / Аушвиц-Биркенау : On notera que les numéros attribués aux prisonniers de guerre Soviétiques n’étaient pas de la même série que ceux des autres prisonniers. Cette série est allée jusqu’à 12.000 environ mais tous ne furent évidemment pas enregistrés. Kazimierz SMOLEN, prisonnier déporté de Sosnowiec le 06 juillet 40, n°1.327, qui deviendra Directeur du Musée d’Auschwitz, explique (Sterbebücher p.144) que les prisonniers de guerre répertoriés comme "fanatische Kommunisten" ainsi que les "politiques indésirables" avaient leur numéro précédé des lettes "Au" sur leurs fiches comme sur leurs tatouages ainsi que le dira Pjotr MISCHIN (PAF, 105è jour, 29 oct 64, p.22.987), prisonnier politique déporté à Auschwitz en octobre 41, qui est tatoué Au-1.844. Le prisonnier politique Polonais Tadeusz PACZUŁA, chirurgien, affecté pour cette raison au HKB, se souvient quant à lui (PAF, 43ème jour, 08 mai 64, p.6.607) que les prisonniers Soviétiques qui étaient enregistrés l’étaient "avec les lettres RKG et RKG-Au avant leur numéro. Plus de 12.000 furent numérotés parmi lesquels 79 étaient encore vivants quand j’ai quitté le camp" (le 27 sept 44).
Cette méthode, qui ne concernait au départ que les prisonniers soviétiques (ils furent des milliers à être tatoués avec cette méthode violente) commença à être utilisée à partir du printemps 42 pour tatouer des détenus Polonais de Birkenau dont l’espérance de vie était jugée très faible ou des Slovaques déportés à cette époque.

Et puis il fut décidé (début 43) de tatouer tous les prisonniers comme le confirme, parmi beaucoup d’autres, Władysław FEJKIEL (PAF -Procès d’Auschwitz à Francfort- 50è jour, p.9.204), prisonnier politique polonais n°5.647, amené à Auschwitz le 08 octobre 40, qui a fait partie du "Kampfgruppe" (le groupe de résistance intérieure) : "Dlatego że tatuaż dopiero w 43 roku wprowadzono". L’ancien prisonnier Russe Aleksandr LEBEDEV, prisonnier politique à Auschwitz depuis le 16 janvier 43, n°88.349, assure que (PAF, 96è jour, p.20.086) le tatouage des prisonniers de tout le camp a été décidé par Höß en 43 après l’évasion de trois prisonniers Russes qui avaient été envoyés travailler au bord de la Vistule. Je n’ai pas retrouvé trace précise de cette évasion, sinon celle d’Andreas HASZPURENKO (Archives d’Auschwitz) qui était du même transport que le témoin (n°88.356) le 22 février, jour où en effet la Kommandantur du camp décide et informe par écrit que désormais devront être tatoués sur l’avant-bras gauche tous les détenus, hommes et femmes (et plus seulement les prisonniers Juifs comme cela se pratique depuis 42) à l’exception des Allemands, des prisonniers dits à rééduquer (Erziehungshäftlingen) et des prisonniers dits de police (Polizeihäftlingen). La note précise : "afin qu’ils soient plus facilement identifiables" (so daß sie leichter identifiziert werden können). Le lendemain, un transport d’environ 1.000 Juifs, hommes, femmes et enfants, arrive de Breslau. Six hommes sont sélectionnés pour entrer dans le camp et tatoués (n° 104.027 à 104.032), tous les autres sont envoyés à la chambre à gaz...
Dans cette première série de tatouages -dite générale parce qu’elle continuera jusqu’à la fin de l’existence du camp, comme dans les autres- les numéros des femmes et ceux des hommes resteront chaque fois deux séries parallèles. La technique utilisée sera par aiguilles, chaque chiffre étant tatoué séparément, par une série de piqures individuelles, en général en sur la face externe de l’avant-bras gauche (bien que certains prisonniers, et notamment des femmes, aient été tatoué(e)s sur la face interne, peut-être à l’initiative du "Schreiber" préposé à cette activité). Marcel STOURDZE, prisonnier n°157.242 témoigne du procédé : "Pour faire le tatouage, un porte-plume avec, au lieu d’une plume, une épingle […] Vous avez 20 trous pour faire un chiffre".
La décision de tatouer les prisonniers d’Auschwitz et Birkenau, qui n’a donc pas été décidée ni pratiquée dans d’autres camps (où les matricules attribués étaient essentiellement cousus sur les vêtements) semble donc avoir été prise du fait de l’immensité du camp, du grand nombre de prisonniers, mais aussi de sa considérable mortalité, en particulier à Birkenau. Cela indique à la fois comment le prisonnier ne devenait que du simple bétail que l’on marquait, mais aussi que chacun était par principe voué à une mort proche même s’il n’avait pas été directement dirigé vers une chambre à gaz. Cela montre aussi la liberté dans la gestion de leurs camps respectifs qu’avaient les commandants.



NUMEROS ATTRIBUES

[Partie majoritairement fondée sur l'étude du Kalendarium de Danuta CZECH et sur des notes de Wir weinten tränenlos de Gideon GREIF]

Année 1940

  • Première attribution de la première série de numéros commencée le 20 mai pour les hommes (sans tatouages).


Année 1941
 

  • Au 03 janvier, attribution du n° 7.880 de la 1ère série.
  • Fin octobre, attribution des premiers numéros de la 2ème série, la série R (Reichsdeutsche ?) qui se terminera le 28 octobre 1944 avec le n° R-11.964.
  • Au 29 décembre (dernier transport), attribution du n° 25.149 pour les hommes (1ère série).


Année 1942
 :

  • Au premier février début de la 3ème série, celle des E. Ces numéros ne seront pas tatoués. Ils iront jusqu’au 9.193 pour les hommes et 1.993 pour les femmes.
  • La première série de numéros pour les femmes est attribuée au premier transport du 26 mars (n° 1 à 1.000) de 1.000 "criminelles et asociales".
  • Au 31 décembre, le dernier numéro attribué est le 85.264 (1ère série) au prisonnier d’un convoi de Katowice.


Année 1943
 :

  • En février, décision est prise de tatouer tous les prisonniers entrant dans le camp, sauf s’ils ne sont que de passage à Auschwitz, en transit vers d’autres camps. Les femmes non Juives et tous les types de prisonniers masculins sont donc tatoués (numéros de la 1ère série).
  • Le 26 février commence la 4ème série, la série Z (cette lettre signifie "Zigeuner" : Tziganes) qui se terminera le 08 juillet 44 avec le n° Z-10.094 pour les hommes et le 21 juillet 44 avec le n° Z-10.888 pour les femmes..
  • au 31 décembre, les derniers n° attribués furent le 175.352 pour les hommes et le 73.770 pour les femmes (1ère série).


Année 1944
 :

  • La 5ème série, série des A est attribuée à partir du 13 mai pour les hommes et continuera jusqu’au n° 20.000 atteint le 24 août 44. Elle semble commencer quand le numéro 200.000 de la 1ère série est atteint et destinée à remplacer cette série. Dans cette 5ème série, un triangle sera parfois ajouté au tatouage pour les prisonniers Juifs.
  • La 5ème série, pour les femmes, commence le 16 mai et le n° 20.000 est atteint le 10 août 44. Il semble que les SS aient oublié de donner l’ordre de passer à une série B après le tatouage de la 20.000ème prisonnière. Cette série se poursuivit pour les femmes jusqu’au 23 octobre où fut tatoué le n° A-29.354.
  • La 6ème série, celle des B, est commencée avec un convoi du 31 juillet : n° B-1 à B-1147 pour les hommes (où les femmes sont taouées de A-14.394 à A-15.210). Cette série n’ira finalement pas jusqu’au n° 20.000 mais sera arrêtée au n° B-14.897 le 03 novembre 44.
  • En août des prisonniers Russes sont enregistrés séparément sous les numéros RKG-11.672 à RKG-11.780 (RKG pour Rüssiche KriegsGefangene : prisonniers de guerre Russes).

 
Année 1945 :

  • Le dernier numéro enregistré est le 202.499 (pour la série générale).

TABLEAU RECAPITULATIF

Séries Date du 1er n° Date du dernier n° Dernier n° attribué
1ère hommes. Série générale. 20 mai 1940 Janvier 1945 202.499
1ère femmes 26 mars 1942 Janvier 1945 89.325
2ème hommes. Série R Fin octobre 1941 R-11.964
2ème femmes
3ème hommes. Série E 1er février 1942 9.193
3ème femmes 1.193
4ème hommes. Série Z 26 février 1943 08 juillet 1944 Z-10.094
4ème femmes 26 février 1943 21 juillet 1944 Z-10.888
5ème hommes. Série A 13 mai 1944 24 août 1944 A-20.000
5ème femmes 16 mai 1944 23 octobre 1944 A-29.354
6ème hommes. Série B 31 juillet 1944 03 novembre 1944 B-14.897
6ème femmes

Doute sur la "série E" : confusion possible avec la série "EH" (de EH-1 à EH-1137) pour des "Erziehungshäftlinge" (prisonniers à rééduquer) attribuée en février 42.


PROCEDURES CONCRETES : TEMOIGNAGES

L’enregistrement des déportés à leur arrivée 
Il était pratiqué le plus souvent le lendemain du jour où le prisonnier avait été admis dans le camp, c'est-à-dire soit le lendemain de son arrivée, soit après un temps dit "de quarantaine" même si, comme le relate Olga LENGYEL, déportée de Hongrie en mai 44 et tatouée sous le n° 45.403 : "en réalité, en matière de tatouage comme dans bien d’autres domaines, il n’y avait pas de règle immuable" (in Souvenirs de l’au-delà, 1946). De même il semble que certains prisonniers Juifs n’aient pas été tatoués en été 1944, au moment des grandes déportations et de l’extermination des Juifs de Hongrie (ce que confirment différents témoignages au PAF).

Au Procès d’Auschwitz à Francfort (PAF p.3.330) le SS Wilhelm BOGER déclare que le chef du service d’accueil (auquel appartenaient également deux ou trois autres SS dont HUSTEK) était le SS Hans STARK et explique : "Diese Abteilung hat übrigens die Tatowierung der Häftlinge mit der Häftlingsnummer veranlaßt" (Ce service a d’ailleurs mis en place le tatouage des prisonniers avec leur numéro de prisonnier).
L’enregistrement incluait la constitution de la fiche du prisonnier, le déshabillage et le vol de tous ses biens personnels (bagages et objets de valeur du type bijoux par exemple, mais jusqu’au moindre papier ou la moindre photo) avec ce que l’on appelle aujourd’hui dans les prisons "une fouille à corps" (buccale, rectale, vaginale) puis le rasage (tondeuse et / ou ciseaux) des cheveux et de toutes les pilosités, la douche, la désinfection et la remise de vêtements de prisonniers. Shlomo VENEZIA, prisonnier Juif Italien tatoué 182.727, remarque dans son ouvrage que "tout se déroulait de manière très organisée, comme une chaîne de travail dont nous étions les produits" (in Sonderkommando : dans l’enfer des chambres à gaz, 2007, p.67).
La réalisation de ces différentes étapes durait souvent plusieurs heures durant lesquelles les prisonnier(e)s restaient nu(e)s, y compris à l’extérieur des bâtiments, y compris durant le redoutable hiver Polonais. Frania EISENBACH, prisonnière Polonaise déportée en mai 44 et tatouée sous le numéro A-22.350 raconte : "Nous sommes restées ainsi, complètement nues, jusqu’à la tombée du jour et durant toute la nuit", le rasage, la douche et la remise de vêtements ayant eu lieu le lendemain.
L’ensemble des étapes de l’enregistrement était effectué par des prisonniers encadrés par des SS. Ils ne faisaient pas pour autant partie de ceux qu’on appelait des "Funktionshäftlinge", prisonniers de fonction, qu’on verra traduits par "fonctionnaires" dans l’extrait de Primo Levi cité plus loin. Pelagia LEWINSKA, prisonnière Polonaise déportée en janvier 43, n°32.292 explique : "Les « Schreibstuben » c'est-à-dire les bureaux d’enregistrement où l’on inscrivait chaque détenu dans un fichier, travaillaient jour et nuit. Les détenues plus anciennes remplissaient, sous la surveillance des SS, les registres où l’on notait les noms et l’adresse" (in Vingt mois à Auschwitz, 1945, p.47).
 
Cette étape du vol de tous les biens personnels est d’évidence essentielle d’un point de vue psychologique. Elle mérite qu'on s'y attarde. C’est la première d’une longue série d’atteintes à la personne. C’est également une façon de dénier toute individualité (qui vient s’ajouter au déni d’état civil, personnalité et filiation, remplacé par le numéro matricule) par une tentative d’effacement de l’existence d’une vie antérieure à celle du camp. Les témoignages expriment cette dimension d’une volonté d’oblitération du passé par le vol des objets personnels, ainsi par exemple (op. cit.) O.Lengyel : "Les Allemands nous arrachaient tout, jusqu’au moindre souvenir qui pouvait nous rappeler notre vie passée" ou P.Lewinska : "Je me suis séparée ainsi des seuls objets qui me liaient encore à une vie personnelle." Pourtant, comme le fait remarquer Primo LEVI, prisonnier Juif Italien n° 174.517 "même le plus humble des mendiants possède un mouchoir, une vieille lettre, la photographie d’un être cher" (in Si c’est un homme, 1947).
Le système concentrationnaire semble poursuivre ici deux objectifs : voler tous les biens pour les redistribuer au service du Reich (ou pour un profit personnel en ce qui concerne les objets de valeur qui disparaissaient parfois au fond de poches SS bien que ce fut formellement interdit et exceptionnellement puni), mais aussi transformer la personne individuelle en prisonnier anonyme, donc  interchangeable. Cet aspect n’est pas anodin. En effet, les prisonniers une fois tatoués et tondus (et plus encore une fois affamés, maigres et affreusement sales parce que ne leur sont pas accordés les moyens de se laver malgré la boue du camp, la dysenterie et le reste) ont tous une apparence terrible dans laquelle tous se ressemblent de façon considérable. Ces conditions de vie épouvantables amenant au fait qu’ainsi tous semblent identiques, aidait vraisemblablement au maintien de la discipline voulue par les décideurs de la SS dans les camps. A la propagande constante du Juif-vermine s’ajoutait ce quotidien dans lequel le garde SS était encouragé, par l’aspect extérieur épouvantable des prisonniers, à oublier que de telles conditions étaient voulues et organisées, et à ne plus voir en chaque prisonnier un individu afin d’éloigner au maximum tout risque qu’ils soient considérés comme des alter ego, mais à l’inverse donner un spectacle dans lequel les êtres humains étaient considérés et à considérer de façon pire que des animaux. 

peinture Queniart bras anonyme

Tableau C. Quéniart - Avec l'aimable autorisation du peintre.


Les lieux du tatouage
A Birkenau, début 42, les tatouages étaient pratiqués dans un bâtiment dit de désinfection dans la partie du camp appelée BIb, derrière le bâtiment de gardes SS [lien vers le plan du camp ici] qui fut appelé Sauna. Ce premier "Sauna" semble avoir été utilisé jusqu’à la mise en place d’un grand bâtiment, le nouveau Sauna (encore visible aujourd’hui) dit "Zentral Sauna" dont la construction, commencée en 43, fut achevée en décembre de la même année. A la fin 43, à Birkenau, le Docteur GOLSE, n°130.615 arrivé à cette date, assure qu’un Block spécifique était destiné à la tonte puis un autre à la douche, aux tatouages puis à la remise de vêtements.
Le Zentral Sauna, outre son usage comme lieu d’enregistrement, était utilisé à la désinfection des vêtements (parfois ceux qui étaient destinés aux prisonniers, en particulier au moment des grandes épidémies de typhus lors desquelles les SS craignaient pour eux-mêmes, mais essentiellement pour les vêtements de qualité et en bon état portés par les déportés à leur arrivée qui seraient ensuite envoyés en Allemagne). L’enregistrement des prisonniers se faisait alors dans trois salles successives avant qu’ils ne soient conduits dans un Block ou une baraque. Shlomo Venezia se souvient que dans la première salle il s’agissait de se déshabiller, dans la seconde avaient lieu la tonte des cheveux et le rasage de tout le corps et dans la troisième les tatouages. Il y avait alors une longue table et plusieurs tatoueurs (op. cit, p.98)
Lors de la déportation massive des Juifs de Hongrie, au printemps 44, sans doute le Zentral Sauna était-il lui aussi débordé, car certains témoignages montrent que des prisonniers ont été enregistrés ailleurs qu’entre ses murs. Des femmes, telle par exemple d’O.Lengyel (op. cit.) qui évoque une "bâtisse vaste mais rudimentaire […] une sorte de hangar large de 8 à 10 m et long de 30 m" et ajoute plus loin "au Block 2 il y a le bureau où l’on enregistre et tatoue les internés". Des hommes aussi, tel M.Nyszli (op. cit.) qui évoque la "3ème baraque sur laquelle est apposé à l’entrée l’écriteau : Bains et désinfection. " 
A Monowitz, Louis MICHEELS, prisonnier arrivé de Hollande en avril 43 et tatoué sous le n° 117.641 raconte que les bâtiments destinés à l’enregistrement des prisonniers se trouvaient face à l’entrée du camp. A cette époque, le tatoueur ajoutait un triangle (en plus des chiffres) aux prisonniers Juifs "il faisait cela avec une rapidité exceptionnelle et les chiffres étaient un peu tordus. Cela ne ressemblait absolument pas à ceux que je devais voir plus tard et qui étaient très soigneusement exécutés."


Les emplacements des tatouages
Dans un premier temps, ils furent donc effectués sur la poitrine des prisonniers, notamment pour les Soviétiques puis les prisonniers Polonais dont les SS voyaient la mort prochaine à leur état de santé catastrophique comme nous l’avons vu, mais aussi pour d’autres déportés, comme en témoigne Gabriel BENICHOU dans L’Adolescence d’un Juif d’Algérie où il écrit à propos d’un convoi de France de mars 42 que les numéros autour des 27.000 de la série générale sont "tatoués au-dessus du pectoral gauche, sous la clavicule". Il note par ailleurs qu’en juin "les 38.000" seront tatoués sur la face interne de l’avant-bras gauche, puis ensuite très majoritairement sur la face externe de l’avant-bras gauche avant de constater le retour du tatouage sur la face interne autour des numéros A-5.000 et B-9.000 de mai à août 44 (et sans doute au-delà, ayant vu le tatouage du survivant matriculé B-12.730 sur la face interne de son bras gauche).


Les conditions du tatouage
Début 42, à Auschwitz 1, Rudolf VRBA, arrivé du camp de Majdanek en juin 42 et tatoué sous le n° 44.070 témoigne de ce qu’il a vécu : "Derrière une table étaient assis deux détenus, un Français connu dans tout le camp sous le nom de Léo-le-tatoueur et un Slovaque qui s’appelait Eisenberg. Ils étaient d’un naturel plutôt gai et plaisantaient volontiers" (in Je me suis évadé d’Auschwitz, p.110)
En 44 à Auschwitz 3–Monowitz, Primo Levi (op. cit. p.27) écrit "L’opération a été peu douloureuse et extrêmement rapide : on nous a fait mettre en rang par ordre alphabétique puis on nous a fait défiler un par un devant un habile fonctionnaire muni d’une sorte de poinçon à aiguille courbe".
A Birkenau à la même époque, Miklos NYISZLI, prisonnier Juif Hongrois arrivé en mai 44 et tatoué A-8.450, raconte : "Un prisonnier retrousse la manche gauche de ma veste et lit le numéro inscrit sur ma fiche. Ensuite, avec l’adresse née d’une longue habitude, il pratique avec un instrument rempli d’encre un grand nombre de petites piqûres sur mon bras. A la place de ces dernières apparaissent des tâches bleutées et floues. Il me rassure, la peau va s’enflammer un peu, mais cela passera après une semaine et les numéros apparaîtront nettement détachés" (in Médecin à Auschwitz, 1946, p.25). Et Shlomo Venezia : "Ils utilisaient pour cela une sorte de stylo avec une pointe qui transperçait la peau et faisait entrer l’encre sous l’épiderme. Il fallait faire ces petits points jusqu’à ce que le numéro apparaisse sur le bras."  Pour Nadine HEFTLER, arrivée de France en juin 44, n° A-7.128, le tatouage des femmes de son convoi, pratiqué au "Zentral Sauna" comme tous à Birkenau à cette époque, est effectué immédiatement après le déshabillage. Elle se souvient que "cela dure quelques secondes".
D’après O.Lengyel "l’opération de tatouage était exécutée par des déportés employés au Bureau politique". En effet, dans ce travail également, les SS affectaient des prisonniers.

 
Etre tatoué
"Le numéro d’ordre qui devait remplacer dorénavant nos noms et prénoms fut tatoué sur l’avant-bras de chacune d’entre nous" (P. Lewinska, op. cit., p.50) "Ce fut la dernière fois que j’utilisai mon nom officiellement, pour les deux ans à venir, maintenant j’étais le n° 44.070" (R. Vrba).
Comme le déclare Petro MIRČUK (Мірчук) prisonnier Soviétique n° 49.734 envoyé à Auschwitz le 20 juillet 42 "die Reichsdeutschen waren nicht tätowiert […] Nur die sogennanten Untermenschen hatten das bekommen" (PAF, 135è jour, 11 février 65, p.29.069) c’est à dire : "les Allemands n‘étaient pas tatoués. Seuls ceux qui étaient considérés comme des sous-hommes y avaient droit". Cela indique bien à la fois l’attitude de la SS mais aussi la façon dont ce tatouage était évidemment vécu. Il s’agit d’une violence barbare, voire d’une offense pour les Juifs les plus croyants puisque "le tatouage est interdit par la loi mosaïque (Lévitique, 19-28)" comme le souligne Primo Levi (in Les Naufragés et les rescapés, 1989, p. 118)
Durant l’existence du camp, le tatouage devenait également une source d’information pour les autres prisonniers comme l’explique Primo Levi (in Si c’est un homme, p. 27) : "certains d’entre nous se sont peu à peu familiarisés avec la funèbre science des numéros d’Auschwitz, qui résume à eux seuls les étapes de la destruction de l’Hébraïsme en Europe. Pour les anciens du camp, le numéro dit tout : la date d’arrivée au camp, le convoi dont on faisait partie, la nationalité. On traitera toujours avec respect un numéro compris entre 30.000 et 80.000 : il n’en reste que quelques centaines." Les prisonniers apprirent de fait à utiliser les numéros pour finalement redonner une identité à leurs compagnons de misère. D’autre part, Primo Levi met en lumière le respect aux "petits numéros" et de nombreux témoignages indiquent que, curieusement, cette constatation était également valable pour les SS (qui, par exemple allégeaient occasionnellement une peine au vu du "petit numéro" du prisonnier, ou choisissaient un prisonnier avec un plus grand numéro pour effectuer une tache).
Il n’est guère possible de penser donner un panorama raisonnablement juste et précis des façons de vivre son tatouage par les différents survivants, surtout en quelques lignes. Je me contenterai donc de répondre à une question fréquemment posée : non, la très grande majorité des anciens prisonniers d’Auschwitz n’a pas essayé de faire effacer ce tatouage, cette trace dans leur chair marquant un passé qui y reste en effet définitivement enkysté, évidemment ineffaçable.
Je terminerai en laissant la parole à M. Werner Bab qui évoque le tatouage dans cette vidéo :
Tätowierungen in Auschwitz (sous-titrée en français).
 

 

[Page mise en ligne en novembre 2008]