calligraphie AF Présentation autobiographique :
Je m'appelle Feinsilber / Fajnzylberg Alter, je suis fils de Chaïm et Sara Kobialkowicz. Je suis né le 23 octobre 1910 à Stoczek, district de Lukow, garçon de métier, j'ai habité à Otwok avant mon départ de Pologne, célibataire, sans confession, de nationalité Polonaise. Depuis mon enfance j'ai vécu à Otwok avec mes parents et mes nombreux frères et soeurs. En réalité, sans avoir appris aucun métier, mon père, depuis que j'en ai le souvenir, était toujours malade. Il est actuellement décédé, comme ma mère, tous deux morts à Treblinka. J'avais cinq frères et six soeurs. Je n'ai pas fréquenté l'école, je suis autodidacte et j'ai appris seul à lire et à écrire. Actuellement, je parle 7 langues, c'est-à-dire polonais, français, yiddish, russe, espagnol, tchèque et allemand. À l'âge de 15 ans je suis rentré en apprentissage comme menuisier. Arrêté pour la première fois pour trouble par la police en 1926 lors d'une grève organisée par les syndicats et plus spécialement par le syndicat des menuisiers, j'ai été libéré quelques jours plus tard ; l'affaire a été radiée, le plaignant, un particulier, ne s'étant pas présenté à l'audience. J'ai été arrêté de nouveau le 11 mars, accusé d'aider le parti communiste. Cette affaire a été jugée par le tribunal d'instance de Varsovie qui m'avait condamné à un an d'enfermement en forteresse. Une fois sorti de prison, j'ai été condamné pour la troisième fois pour appartenance au parti communiste. Le juge d'instruction m'a donné injonction de me présenter à la police. Avant même la clôture de l'instruction, j'ai été arrêté pour la quatrième fois le 25 avril 1930, pour activité au sein du parti communiste. Cette affaire a été jugée en même temps que la précédente et j'ai été condamné par le tribunal d'instance de Varsovie à une peine de deux ans de prison ferme et déchu de mes droits pendant 10 ans. J'ai effectué cette peine à la prison de Leczyca. Durant les années qui ont suivi, j'ai été arrêté à de nombreuses reprises pour des raisons politiques mais sans être condamné soit en raison d'amnistie, soit pour d'autres raisons, ce qui fait que j'ai passé en prison cinq ans au total. Après être sorti de cette prison, j'ai travaillé de nouveau comme serveur tout en m'adonnant à mes heures libres, à des activités sociales.

La guerre d'Espagne :
En 1936, au moment de l'éclatement de la guerre civile en Espagne, j'ai commencé mon action de mobilisation pour recruter des gens prêts à partir pour soutenir le gouvernement de Negrin. Début 36, je me suis mis en route pour l'Espagne, en passant par la Tchécoslovaquie, en compagnie de 50 autres camarades. Les trois premières tentatives ayant échoué, je ne suis parti qu'en mai 37, clandestinement et sans papiers, en passant par la Tchécoslovaquie, l'Autriche, la Suisse et la France.
En Espagne, je me suis enrôlé dans la brigade de Jaroslaw Dabrowski, au départ comme simple soldat et ensuite comme délégué politique. C'est en tant que tel que j'ai pris part aux combats au front pendant un an et demi, jusqu'au moment où j'ai été blessé. L'accord conclu par Negrin qui prévoyait de faire évacuer du front tous les combattants internationaux, m'a trouvé à l'hôpital. J'ai de nouveau rejoint le front pour défendre Barcelone qui avait fini par se rendre. Après avoir lutté dans la brigade de Dabrowski, j'ai traversé la frontière Française et déposé les armes. En Espagne, j'ai combattu sous mon propre nom et j'ai obtenu des documents à ce nom.

Les camps en France :
Les autorités françaises nous ont internés dans le camp de Saint-Cyprien. C'était un camp dont trois côtés étaient entourés de barbelés et le quatrième touchait à la mer. Nous avions construit des baraques par nos propres moyens. Les conditions de vie étaient très difficiles, la nourriture mauvaise et en quantité insuffisante. Les Français n'assuraient pas les soins médicaux, ne fournissaient pas de médicaments, nous étions soignés par nos camarades médecins. Nous ne souffrirons pas de la fin grâce à l'aide extérieure de notre organisation. Toutefois, les Français rendaient cette tâche difficile. Je suis arrivé dans ce camp en février 39 et j'y suis resté dans les mêmes conditions plusieurs mois, jusqu'en juillet 39. Il y avait là 5 000 internationaux et 70 000 Espagnols, ces derniers étaient reconduits de force en Espagne. Il y avait des représentants de 43 nationalités dans ce camp. Il a été pris en charge par une commission internationale de la ligue des nations qui avait procédé à l'enregistrement des internationaux. Grâce au soutien et à l'intervention de l'organisation Française, nous, tous les internationaux, avons été transférés avec d'autres groupes du camp de Saint-Cyprien et du camp d'Argelès sur mer dans le camp de illisible. Dans ce camp, resté sous commandement militaire Français, se trouvaient 15 000 internés. Dans l'ensemble, les conditions d'internement étaient supportables. De ce camp, nous avons été déplacés, alors que l'offensive allemande contre la France avait déjà commencé, dans le camp d'Argelès sur mer, cependant que certains groupes ont été transférés dans un camp disciplinaire. Dans ce camp, on nous a affamés, on nous empêchait de faire nos courses, alors que nous avions de l'argent. Après leur capitulation, les Français voulaient nous envoyer de ce camp en Afrique. Craignant d'être employés à la construction de la ligne de chemins de fer transsaharienne, nous nous sommes enfuis, d'après un plan préalablement conçu et la majorité des prisonniers a été transférée en Afrique. Seuls sont restés en France ceux qui, sous un faux nom, comme moi sous le nom de Koskociak, s'étaient enfuis du camp. Les fuyards ont été repris et internés dans des camps spéciaux, similaires aux prisons, où les conditions de détention étaient très dures et où on nous battait fort. Par conséquent, n'ayant d'autre choix, nous nous sommes constitués volontaires pour partir travailler en Allemagne, suivant les conseils de l'organisation. J'en faisais partie. J'ai déclaré être de nationalité espagnole et de confession catholique. J'ai été engagé comme menuisier en France occupée, dans des conditions dites de liberté. J'ai travaillé deux mois et demi avant de fuir. J'y ai été amené car un des internationaux qui me connaissaient, un Polonais passé probablement au service de la Gestapo, menaçait de me dénoncer. Sans papiers, je me suis retrouvé à Paris où j'étais entré en contact avec l'organisation qui m'avait hébergé pendant cinq semaines. Avant d'avoir pu obtenir les papiers promis par l'organisation, j'ai été arrêté comme Juif par la police française et interné au camp de Drancy près de Paris. Pendant 81 jours après mon arrestation, le camp a été surveillé par la police Française. Les conditions d'internement étaient très dures, nous avions une miche de pain pour 7, chaque prisonnier avait un quart de litre de soupe et, deux fois par jour, un quart de litre de café. Les soins médicaux laissaient à désirer, la mortalité était grande, 60 personnes sont mortes ces 81 premiers jours. Après avoir effectué un contrôle, une commission Allemande arrivée sur place, a décidé d'alléger les conditions de détention en nous autorisant à recevoir des colis, du linge, du courrier. D'un autre côté, les Allemands sélectionnaient parmi les internés des otages qu'ils fusillaient ensuite. À deux reprises, j'ai assisté à la sélection des otages dans ce camp : une fois 60 eu une autre 11. Comme ils sélectionnaient en premier lieu les internationaux Espagnols, craignant d'être pris à notre tour, nous sommes portés volontaires pour partir travailler en Allemagne. Nous avons répondu à l'appel des Allemands qui nous promettaient de bonnes conditions de travail et la possibilité de contacts de notre famille. J'ai été transféré, dans un groupe de 100 personnes, au camp de Compiègne. Une fois sur place, les Allemands nous ont annoncé que nous faisions partie des otages, suite aux actes terroristes perpétrés contre les Allemands à Paris. Malgré nos protestations, nous sommes restés trois mois et demi, dans des conditions de détention très difficiles et transférés ensuite, un groupe de 1118 personnes, au camp d'Auschwitz. Je tiens à souligner qu'il existait à Compiègne des camps pour communistes, russes, anglais, américains et juifs. Chaque jeudi, les Allemands sélectionnaient dans leur camp quelques communistes pour les fusiller. Les prisonniers communistes protestaient pour défendre leurs camarades et chantaient des chants révolutionnaires. La population française était bien disposée à l'égard des Juifs. Les Aryens se faisaient apposer dans leurs documents l'inscription "Juif" pour protester contre cette manière de traiter les Juifs. La police Française devait obéir aux ordres Allemands. Les Français ignoraient le sort réservé aux déportés à Auschwitz car, dans le cas contraire, ils se seraient manifestés, j'en suis persuadé, contre ces déportations. On nous a dit, à nous, que nous partions à l'Est pour des travaux durs.

Le trajet jusqu'à Auschwitz :
Le convoi comptait 1 118 personnes, uniquement des Juifs, de tous les pays. On nous a mis dans de petits wagons de marchandises, 50 personnes dans chacun. On nous a distribué deux kilo et demi de pain et environ 250 g de saucisson par personne ; cela devait nous suffire pour tout le voyage qui devait durer environ 12 jours. Pendant le voyage, nous n'avons rien reçu à boire. Cependant, notre transport est arrivé à Auschwitz à peu près cinq jours plus tard. Quand nous sommes arrivés, nombre d'entre nous manquaient à l'appel, car pendant le voyage, beaucoup de personnes étaient mortes, suite aux conditions de voyage difficiles. Je dois souligner que, durant le voyage, aucun soin médical n'a été assuré. Nous sommes arrivés à Auschwitz le 27 mars 1942 vers 10 heures du matin. C'était un transport composé uniquement d'hommes adultes. Au moment de descendre du train, chacun d'entre nous voulait prendre ses paquets, d'environ 25 kilos, poids de bagages par personnes autorisé à être importé de France. Les SS, accompagnés de gros chien, nous ont interdit de prendre nos paquets. Malgré cela, quelques-uns ont réussi à les emporter, rapidement et sans se faire remarquer. Je tiens à mentionner que lorsque les médecins de notre transport se sont adressés aux SS en leur demandant de les autoriser à prendre au moins les médicaments, les SS les ont arrosés de coups de bâton en guise de réponse et ils leur ont même tiré dessus, ce qui fait que quelques-uns ont été tués sur le lieu du débarquement. Après nous avoir fait descendre du train, on nous a dit de nous mettre en rangs par cinq et on nous a fait avancer vers l'intérieur du camp d'Auschwitz. Nous devions aller au pas de marche, vite, on nous y engageait à grand renfort de coups.

Premier jour :
Tout de suite après notre arrivée, on nous a dirigés vers les douches. Devant les douches, on nous ordonnait de nous déshabiller complètement, de mettre toutes nos affaires dans un sac et de signer un registre de remise des affaires. On pouvait juste garder des mouchoirs dans les douches. Nous y avons été soumis à une douche chaude d'environ un quart d'heure. Je tiens à mentionner qu'avant notre départ, encore en France, nous avons été complètement rasés, sur tout le corps, ce que nous avons dû payer trois francs. Après le bain, nous nous sommes rendus dans une autre baraque, éloignée de 20 à 30 mètres, nous avons reçu des vêtements : chemise, caleçon long, sabots, pantalon, veste en toile et calot à rayures. Le pantalon et la veste étaient récupérés sur des prisonniers Russes. Une fois habillés, nous avons été obligés de faire de la gymnastique pendant une heure, menée par un des prisonniers, c'est-à-dire le Blockälteste lui-même. La gymnastique a été très pénible, des plaies se sont formées sur nos pieds à cause des sabots. Pendant la gymnastique, on ne nous battait pas, mais des coups de pieds pleuvaient abondamment, accompagné de cris et de jurons qui nous annonçaient clairement que nous serions morts deux jours plus tard. Après la gymnastique, on nous a conduits dans un bloc non terminé, dépourvu de porte et de fenêtre, où on nous a autorisés à nous allonger jusqu'au soir, à même le sol. Le soir, on nous a donné notre premier repas qui était composé à Auschwitz d'un navet cuit, sans pain. Après le dîner, on nous a conduits au bloc 11 où on nous avait enregistrés tous, ce qui a duré jusqu'au matin. Y compris la photo. À cette occasion, nous nous sommes rendu compte qu'il y avait dans le camp d'Auschwitz environ 6 000 prisonniers en tout, pour la plupart des Polonais des Allemands et quelques prisonniers Soviétiques. C'étaient tous des hommes, je n'ai pas vu du tout de femmes. Nous en avons déduit que notre transport était le premier en provenance de l'étranger, car tous les prisonniers qui étaient déjà là venaient de Pologne ou du Reich. Après nous avoir photographiés, ce que j'ai raconté auparavant, on a fait rassembler notre convoi tout entier, dont le nombre s'élevait à ce moment-là à environ 1 000 personnes, et les SS, à cheval, nous ont fait courir dans la boue, sur le chemin étroit jusqu'à Birkenau, éloigné d'environ 3 km et demi. Sur le chemin, ils nous arrosaient de coups de matraque, évidemment, en conséquence de quoi certains ont été tués sur le chemin. Des SS, des Blockälteste et des Kapos attendaient l'arrivée de notre transport juste devant l'entrée du camp. Tous tenaient en main des triques ou des matraques en caoutchouc. Tous étaient de nationalité Allemande. Ils nous ont ordonné de franchir le portail du camp en courant. Alors que nous le faisions, ils nous frappaient à coups de matraque sur la tête si fort, que de nombreux avaient déjà été tués près du portail, ceux qui les suivaient étaient obligés de sauter par-dessus en entrant dans le camp.

Le quotidien de Birkenau :
Une fois dans le camp, on a commencé à nous enregistrer et à nous poser des questions sur notre état civil. On ne notait même pas nos réponses. Ensuite, on nous a ordonné de rester dans la cour jusqu'à l'appel à six heures du soir. Après l'appel, nous avons été affectés dans les blocs. Je me suis retrouvé au bloc 13. Pendant l'appel, nous avons vu rentrer du travail un groupe de Juifs. Ils étaient affreusement amaigris, comme qui dirait des ombres humaines ; on les appelait les « musulmans ». Comme je l'ai appris plus tard, on donnait ce nom à des prisonniers qui se traînaient, à bout de force, l'air complètement miséreux. Ils nous ont dit en toute confidentialité qu’ils faisaient partie d'un groupe de 1 200 Juifs Polonais arrivés au camp deux semaine plus tôt. Eux seuls restaient encore en vie, les autres avaient été assassinés au camp. Après l'appel, on nous a donné du café et du pain et ensuite, on nous a chassés dans nos lits. Au dîner, nous aurions dû avoir encore de la margarine, mais nous n'en avions pas eu car nos chefs nous la volaient et la gardaient pour eux. Le réveil a eu lieu le lendemain matin à 3 h 30 et nous avons dû attendre l'appel jusqu'à sept heures du matin. Après l'appel, nous avons eu du café et chacun a été affecté dans un groupe de travail. Ensuite, on nous a chassés en dehors du camp pour travailler jusqu'à midi. À midi, c’était la pause déjeuner. Le déjeuner se composait d'une soupe de navets. Alors que chacun avait droit à 1 litre, nous en avons reçu de ½ à ¾ de litre chacun. Après le déjeuner, retour au travail jusqu'à six heures du soir. Ensuite, retour au camp pour l'appel du soir. Pendant l'appel, des cadavres étaient sortis du Block pour mettre les effectifs au complet. Après l'appel, retour au Block, pour le dîner qui se composait de pain et de café. Nous avons trouvé d'autres cadavres dans le Block. Après le dîner, on nous a chassés au lit. C'est ainsi que se déroulait une journée ordinaire à Birkenau. Je dois ajouter que pendant le travail même, extrêmement dur, on nous battait, jetait dans l'eau, on nous traitait tellement mal que chaque jour, plusieurs cadavres restaient sur le lieu de travail, cadavres que nous devions emporter le soir pour l'appel. Le travail lui-même, conçu pour exploiter la force physique des prisonniers, n'était pas productif. Par exemple, nous déplacions un tas de briques d'un endroit à un autre, et ensuite nous le remettions à son emplacement initial. Dans ces conditions, un certain nombre de prisonniers se jetait contre les barbelés sous tension électrique, préférant mourir plutôt que de mener une telle vie. Les soins médicaux n'étaient d'aucune efficacité car il n'y avait pas de médicaments sur place et si quelqu'un se présentait devant le médecin, celui-ci lui disait ouvertement de retourner au Block s’il voulait rester en vie sinon, une fois déclaré malade, il serait tué au Block.

La hiérarchie interne d'un Block :
Je signale au passage que les Blockälteste profitaient de chaque occasion pour tuer les gens, car plus ils en tuaient, meilleure était leur réputation. Ils étaient donc les premiers à en profiter et tuer les gens qui se portaient malades. J'ai été personnellement témoin d'une conversation entre le Blockführer, un SS, et le Blockälteste, qui était un des prisonniers. En effet, un jour le Blockführer a demandé au Blockälteste combien de cadavres il y avait ce jour-là dans son Block. Quand celui-ci lui a répondu qu'il y en avait 15, le Blockführer déclara : "Das ist zu wenig" (c'est trop peu). Le lendemain, le Blockführer lui a reposé la question du nombre de cadavres. Lorsque le Blockälteste lui a répondu qu'il y en avait ce jour-là 35 dans le Block, le Blockführer lui a répondu : «So ist gut » (comme ça c'est bien). Un SS était le Blockführer de notre Block, un prisonnier Allemand était le Blockälteste du Block, un Polonais son adjoint, et les Sztubowy étaient des Juifs. Le système de pouvoir dans le bloc fonctionnait ainsi que le Blockführer obligeait le Blockälteste à maltraiter les prisonniers, celui-ci obligeait son adjoint, l'adjoint les Sztubowy. Alors ces derniers faisaient tout ce qu'ils pouvaient, au détriment des prisonniers, pour se faire établir une bonne réputation.

Cinq semaines à Birkenau :
J'ai vécu dans ces conditions à Birkenau pendant cinq semaines. À cette époque-là, il n'y avait pas encore de crématoires, les cadavres étaient donc enterrés en masse dans de grandes fosses, spécialement prévues à cet effet et creusées en dehors du camp par des commandos spéciaux. À la fin de ce séjour de cinq semaines à Birkenau, on m'a tatoué sur la poitrine le numéro 27 675. Ce matricule indiquait qu'au moment où on me le tatouait j'étais, dans l'ordre d'arrivée à Birkenau, le prisonnier numéro 27 675. Pendant que j'étais à Birkenau, il arrivait que des spécialistes, et surtout des boulangers et des menuisiers, étaient demandés à Auschwitz. J’ai profité de cette demande de partir au camp d'Auschwitz dans le deuxième groupe de 30 personnes (le premier en comptait 20). Au moment de mon départ de Birkenau, 13 Blocks y étaient construits, dont deux occupés par l'intendance et onze par des prisonniers, tous hommes, Polonais, Russes et Juifs. Je ne connais pas le nombre total de prisonniers à ce moment-là. Je peux juste dire que 500 personnes environ se trouvaient dans un Block. Je dois ajouter ici qu'au moment de mon départ de Birkenau pour Auschwitz seules 250 personnes restaient encore en vie du transport dont j'avais fait partie et qui avait compté, comme je l'ai déjà dit plus tôt, plus de 1 000 personnes. Les autres ont été, toutes, assassinées pendant ces cinq semaines.

A Auschwitz I :
À Auschwitz, on m’a délégué à faire des armoires, des bureaux et d'autres meubles. J'habitais dans le Block 11 qui regroupait tous les Juifs présents alors à Auschwitz et qui étaient au nombre de 50 environ. Se trouvaient aussi dans ce Block des aryens. Dans le bunker de ce Block se trouvait une compagnie pénitentiaire. En plus, dans le même Block, au-dessus de nous, étaient les « libres », c'est-à-dire ceux qui devaient être libérés et étaient en quarantaine dans le camp. Je me souviens que lors de mon affectation à ce travail, fait par ailleurs aussi par des aryens, l'Oberscharführer, un SS, a dit que c'était la première fois dans l'histoire du national-socialisme que des Juifs avaient été autorisés à être présents et à travailler sous le même toit que des Allemands. Dans la cour devant le Block, se trouvait une potence pour deux personnes et le « mur noir » devant lequel on fusillait des prisonniers. Les conditions de vie à Auschwitz étaient dures, mais en comparaison avec celles à Birkenau, on aurait pu considérer le séjour à Auschwitz comme un séjour en pension. J'y suis resté jusqu'en automne 1942, dans le Block 11, mais j'ai passé les cinq premières semaines à l'infirmerie, le Krankenbau. Je peux dire au sujet de l'infirmerie, qu'on n’y faisait pratiquement rien pour soigner les malades et les faire guérir. Et plus particulièrement, on ne soignait pas les Juifs. Souvent des SS arrivaient, sélectionnaient ceux qui allaient moins bien et les transféraient à Birkenau où ils étaient tués et enterrés dans les fosses, comme je l'ai appris plus tard. En novembre 42, s'est présenté à moi l'écrivain de l'Arbeitsdienst, Wiktor, qui m'a demandé si je ne voulais pas travailler comme civil à l'usine Bata, située à 200 km d'Auschwitz. J'ai été d'accord et j'ai été alors conduit en compagnie de neuf autres prisonniers, des Juifs de forte constitution, chez le médecin qui nous a examinés. Trois d'entre nous ont été conduits dans le Blockältestestube et là, j'ai obtenu mon affectation… comme ouvrier préposé au travail dans les crématoires.

Description du K I :
Le crématoire d'Auschwitz était un bâtiment sans étage, long de 50 mètres environ et large de 12 à 15 mètres. Il se composait de cinq salles relativement petites et d'une grande salle, sombre, d'environ 30 mètres sur cinq. Cette grande salle, dépourvue de fenêtres, était munie de deux ventilateurs situés dans le plafond, d'un éclairage électrique, de deux portes, celle d'entrée et une autre menant au four. Cette salle portait le nom de Leichenhalle, salle aux cadavres. Elle servait de remise à cadavres et on y fusillait aussi les prisonniers, ce qu'on appelait la rozwalka. Cette salle était contiguë à une autre où se trouvaient les fours pour brûler les cadavres. Il y en avait trois, chacun pourvu de deux ouvertures. 12 cadavres pouvaient être chargés dans chaque ouverture, mais on en mettait seulement cinq, car de la sorte ils brûlaient mieux. Les cadavres étaient chargés à l'aide de chariots spéciaux qu’on retirait du four une fois les cadavres dedans. Les cadavres étaient sur la grille, sous laquelle brûlait du coke. À part cela, il y avait dans le crématoire une salle servant d'entrepôt de coke, une autre salle, spéciale, remise à cendres humaines et une troisième, un entrepôt de vêtements. Le crématoire était entouré d'une cour, celle-ci séparée du reste du camp par un mur haut de plusieurs mètres. Cette cour, pleine de fleurs, avait l'air d'un jardin.

Les hommes et leurs activités au K I :
De mon temps, le commandant du crématoire était l'Oberscharführer Quakernack du bureau politique. En dehors de lui, y travaillaient d'autres personnes dont je ne me rappelle pas les noms. Le personnel préposé au fonctionnement du crématoire se composait alors du Kapo Polonais de Cracovie, Mietek, d'un écrivain de Lublin, Polonais aussi, matricule 14 916, d'un mécanicien, un Polonais du nom de Waclaw Lipka de Varsovie, matricule 2 520, et de neuf Juifs, simples ouvriers. J'appartenais à ce dernier groupe. En général, nous, les simples ouvriers, étions employés à toutes les tâches qui avaient trait à l'incinération des cadavres, le transport, la mise dans les fours et le nettoyage des cendriers. Les cadavres provenaient du Block 19, on les transportait de là-bas sur des chariots spéciaux tirés par les hommes, jusque dans la remise à cadavres ou on les entreposait. De là, nous les mettions dans les fours. À part cela, deux à trois fois par semaine, avait lieu une rozwalka dans cette même salle : on y amenait des groupes de gens plus ou moins importants, tout au plus de 250 personnes, hommes, femmes de tous âges, qui, déshabillés auparavant, y étaient fusillés. Ces personnes étaient en général extérieures au camp, c'est-à-dire qu'elle ne faisaient pas partie des détenus d'Auschwitz, elles avaient été arrêtées par la Gestapo dans différentes localités et amenées là pour être fusillées et n'étaient pas portées sur le registre du camp. Dans de rares cas, la rozwalka s'appliquait aux prisonniers d'Auschwitz. Je tiens à souligner que ce Quakernack procédait lui-même à ces exécutions. Lors de ces exécutions, ce Quakernack convoquait tous les Juifs dans l'entrepôt de coke et le faisait en présence de tous les Polonais et les Allemands travaillant aux crématoires. Comme l'entrepôt était éloigné à peine d'une dizaine de mètres, nous les Juifs, nous entendions les coups, les corps qui tombaient, les gens qui criaient. J'ai entendu moi-même les gens crier qu'ils étaient innocents, les enfants hurlaient, et Quakernack leur répondait : « les nôtres sont plus nombreux à tomber au front. » Ensuite, on nous faisait venir dans la salle où avaient eu lieu ces exécutions et nous, les Juifs, nous sortions de là les cadavres, encore chauds et couverts de sang, pour les mettre dans les fours crématoires. Toutes les heures, nous sortions une trentaine de corps humains. Quakernack se tenait là, debout, l’arme à la main, taché et dégoulinant de sang. Outre Quakernack, le Lagerführer d'Auschwitz et le commandant accompagnés de illisible assistaient à ce genre d'exécution, illisible Wacek Lipka, ce Jozek, et Mietek que j'ai déjà mentionné, arrachaient aux victimes leurs dents en or.

Différentes situations :
Chaque semaine, on fusillait près des fours de 10 à 15 Russes, des prisonniers de guerre qui avaient été enfermés dans le Bunker du Block 2 pendant quelques jours précédant l'exécution. Ils n'étaient enregistrés nulle part, n'étaient pas portés sur le registre du camp. Leur nombre serait donc impossible à estimer, même avec l'aide de leurs papiers d'identité. J'ai observé de mes propres yeux ces fusillades pendant un an à Auschwitz. Cela sera produisit ensuite à Birkenau, mais là-bas, on fusillait davantage de prisonniers de guerre russes par semaine. Chaque semaine, on amenait du Block 10 au crématoire des corps de femmes découpés. On amenait aussi de ce Block des corps d'enfants découpés. Ce Block était un laboratoire de recherche où on procédait à des expérimentations sur les femmes et les enfants. Dans ce Block, on faisait aussi des injections mortelles. On tuait de la sorte des centaines d'hommes chaque semaine. Les corps des gens assassinés de cette manière parvenaient au crématoire en transitant par l'infirmerie du bloc 13. Tuer par injection était une méthode connue dans tout le camp, on l'utilisait surtout pour les Juifs transférés du bloc 10 au Krankenbau [infirmerie des prisonniers]. La situation en est arrivée, pour les Juifs, même sérieusement malades, au point qu'ils ne voulaient pas aller au Krankenbau par crainte d'y être « piqués ». À part cela, chaque vendredi, on acheminait pour les faire brûler au crématoire, une quinzaine de corps de gens pendus ou décapités en dehors du camp. Je précise que les femmes enceintes étaient fusillées dès leur arrivée au camp. Si la grossesse n’était pas diagnostiquée, la mère pouvait accoucher, mais en cachette, et devait perdre bien sur son bébé, sinon elle perdrait la vie avec lui. Il existait dans le camp le Block 13, dit "Krankenbau Juif", situé à l'époque en face du Block 22. C’était un bloc fermé, nous n'y avions pas accès et nous n'avons pas connu les Kapos qui y travaillaient. On transférait dans ce Block 13 des Juifs malades des autres Blocks. J'ai entendu dire qu'on ne leur donnait pas à manger, on les enfermait, on les battait, on ne les soignait pas, et ils mouraient tous. Nul ne sortait vivant du "Krankenbau Juif".

Le gazage d'un Sonderkommando fin 1942 :
Je me rappelle qu'à cette époque-là, c'est-à-dire fin 42, les chambres à gaz n'existaient pas encore à Auschwitz. Le seul gazage dont j'ai eu alors connaissance, a eu lieu en novembre ou décembre 42. On a gazé à cette occasion 380 et quelques personnes, des Juifs uniquement, toutes nationalités confondues, qui travaillaient au Sonderkommando de Birkenau. Le gazage s'est déroulé alors dans la Leichenhalle et dans différents WC. Quant au gazage de ce Sonderkommando, je peux apporter des détails, ce qui relève de ma propre expérience, que voici : alors que je travaillais déjà au crématoire, nous avons reçu l'ordre de vider la Leichenhalle, celle-ci étant nécessaire pour recevoir un convoi plus important. Comme il y avait beaucoup de corps à la morgue, nous avons travaillé deux jours et deux nuits jusqu'à avoir incinéré tous les corps. Je me souviens, une fois la morgue vidée, c'était un mercredi, vers 11 heures du matin, ce groupe de 380 et quelques prisonniers a été amené dans la cour, sous une forte escorte de SS : deux SS pour cinq prisonniers. On nous a ordonné, à nous les Juifs, de sortir de la morgue et d'aller dans l'entrepôt de coke. Lorsque, quelques temps après, on nous a autorisés à sortir dans la cour, nous y avons trouvé seulement les vêtements de ces prisonniers. Ensuite on nous a dit d'aller dans la Leichenhalle où se trouvaient tous les corps. Après avoir relevé les matricules des gazés, on nous a ordonné de transporter les corps dans les fours, travail que nous avons fait pendant deux jours. Je fais remarquer que les Juifs qui travaillaient au crématoire habitaient dans le Bunker appelé « Salle 13 » du Block 11. Ils n'avaient pas le droit de communiquer avec les autres prisonniers et ils étaient conduits au travail sous escorte, à cinq heures du matin. Le travail durait d'habitude jusqu'à sept heures du soir, avec une pause déjeuner d'un quart d'heure. Nous mangions notre repas, modeste et insuffisant, assis sur un banc à côté de la remise à cendres. Les Polonais qui travaillaient au crématoire dormaient dans le Block commun, le 15, et avaient la possibilité de communiquer avec les autres prisonniers.

Le Sonderkommando à Birkenau en 1943 :
À Birkenau, on effectua les gazages, au début, dans les Bunkers et on brûlait les cadavres dans les fosses. Ces Bunkers étaient camouflés dans des maisons paysannes ordinaires. Le Bunker 1 était situé dans un champ, à droite, et le Bunker 2 à gauche. Les crématoires ont été ouverts à Birkenau en février 43 et c'est alors que notre Kapo, Mietek [Mieczysław Morawa, Polonais non Juif], a été transféré d'Auschwitz comme spécialiste pour faire brûler les corps. C'était un garçon de 19 ans, un étudiant. Je ne sais pas ce qu'il étudiait, il était difficile de connaître des détails de sa vie, car il était inabordable et de toutes façons, nous avions peur de lui parler.
J'ai été affecté au crématoire 4 à Birkenau [c'est à dire le KV. Le témoin utilise les appellations 1,2,3 et 4 pour les crématoires de Birkenau et non K II, III, IV et V], avec six autres Juifs et deux Polonais, en juillet 43. Mietek était Kapo au crématoire 3. Il existait déjà à l'époque quatre crématoires à Birkenau. Les crématoires 1 et 2 [donc K II et K III], de 5 fours chacun pour 5 000 cadavres, et les crématoires 4 et 5 de 2 fours chacun pour 3 000 cadavres brûlés par jour. On pouvait brûler au total environ 8 000 corps par jour dans ces quatre crématoires. Deux relèves y travaillaient, la première de sept heures du matin à cinq heures du soir et la deuxième de cinq heures du soir à sept heures du matin. À Birkenau, nous avons été placés dans le Block 13 du Lager D. Les Polonais ont été placés dans le Block 2 du Lager D. Le Block 13 était un Block fermé, il était interdit d'en sortir, il avait sa propre infirmerie : toute la semaine, on y sélectionnait 20 personnes pour les injections. Au total, il y avait là 2 395 personnes qui, à cause de la sélection, changeaient tout le temps. Les effectifs du Block 13 étaient répartis dans les groupes de travail suivants : le commando des crématoires 1 et 2 se composait de 100 prisonniers et plus, et le commando des crématoires 3 et 4 se composait de 60 prisonniers. Au départ, ce Sonderkommando travaillait au démontage des maisons et par la suite, aux fosses creusées spécialement pour y faire brûler les Juifs hongrois. Le SS Untersturmführer Hoessler était le commandant de ce Sonderkommando. L'Oberscharführer illisible était le commandant de l'ensemble des crématoires à Birkenau. Outre cela, d'autres SS y travaillaient : Kurschuss, Steinberg, Keller, le Volksdeutsch de Lodz Kell, le Scharführer Buch, l'Oberscharführer de Lublin et l'Unterscharführer Zajc, lui aussi de là-bas, de Majdanek, et l'Oberscharführer Moll [pour des biographies de SS ayant officié à Auschwitz et Birkenau, voir ici]. À l'arrivée des convois, assistaient toujours le Lagerführer Schwarzhüber, le Lagerkommandant dont je ne sais pas le nom, un Allemand qui était médecin du camp et d'autres du bureau politique dont je ne connais pas les noms.

L'arrivée des victimes à Birkenau :
Au début, on acheminait les prisonniers en camion de la gare d’Auschwitz à Birkenau. À la gare, on leur disait que ceux qui étaient faibles ou malades pouvaient prendre place dans un camion pour être conduits au camp. De nombreuses personnes l'ont cru, souvent jeunes et en bonne santé. Tous ceux qui étaient amenés là en camion passaient à la chambre à gaz. De plus, on sélectionnait dans chaque transport des gens âgés, des femmes enceintes et des enfants et on les faisait aussi passer à la chambre à gaz. 50 % des gens de chaque transport étaient gazés. À cette époque-là, arrivaient des transports de Juifs grecs (environ 50 000), des Français toutes les deux semaines (environ 1000 personnes en provenance du fameux camp de Drancy en France), des Belges, des Hollandais (environ 15 000), des Allemands, des Italiens (environ 20 000), et d'importants transports de Juifs slovaques et polonais. Je me souviens d'une semaine où 35 000 Juifs de Katowice, Bedzin et Sosnowiec ont été passés à la chambre à gaz. Des Juifs de Cracovie y passaient aussi. Les Juifs de Theresienstadt n'y allaient pas directement. On les plaçait dans le camp juif des familles et on les a tous gazés exactement six mois après leur arrivée dans le camp. Le premier transport en provenance de Theresienstadt comptait environ 3 500 personnes, toutes gazées et brûlées dans le crématoire 1. À part cela, on gazait et on brûlait à Birkenau de petits groupes de Polonais, arrêtés pour appartenance à des organisations politiques. Je me souviens d'un groupe de 250 personnes appartenant à Zwiazek Walki Zbrojnej, dirigé par Ela, dont je ne connaissais pas le nom. Je signale au passage que toutes ces personnes étaient brûlées sans avoir été enregistrées. On n’enregistrait donc pas tous ceux qui arrivaient à Birkenau pour passer directement à la chambre à gaz, c'est-à-dire des vieux, des femmes et surtout des enfants, et tous ceux qui se faisaient passer pour malades. Dans tous les cas, le nombre de non enregistrés brûlés dans les fours dépassait de loin celui des internés immatriculés. Parmi ces derniers, seuls passaient à la chambre à gaz des sélectionnés. Le nombre de gens brûlés et non enregistrés s'élève à plusieurs millions.

Une rébellion de femmes :
Fin 44 début 45 [il est probable que l'évenement relaté se soit déroulé courant octobre] en plein hiver, est arrivé à Birkenau un convoi de citoyens Américains de Varsovie, au nombre de 1.750 personnes. Il a été dit à ces gens qu'ils partaient pour la Suisse. Une fois à Birkenau, ils demandaient aux prisonniers du commando "Kanada" pourquoi on les avait fait venir là, ce qui les attendait. Comme ils devaient être tous assassinés, ils demandaient aux prisonniers du "Kanada" de les aider, car eux-mêmes possédant des armes, ils pourraient se libérer ensemble. Toutefois, les prisonniers du "Kanada" ne leur ont fourni aucune information. Le transport entier a été acheminé devant les crématoires 1 et 2. Là, quelqu'un leur a annoncé leur mort, une femme a arraché à Quakernack son arme et elle a tué le Rapportführer Schillinger. Les autres femmes se sont jetées sur les SS, avec ce qu'elles avaient ou ce qui leur tombait sous la main. Les SS ont réclamé des renforts, bientôt arrivés. La plupart des gens du transport a été tuée par armes ou grenades, les autres ont été gazés dans le crématoire 2 et les corps brûlés dans les crématoires 1 et 2.
Je me souviens aussi d'un prisonnier de guerre russe qui, sachant qu'il allait être fusillé avec ses quatre compagnons, a arraché sa carabine à un SS, mais il n'a pas eu le temps de l'utiliser, ayant été immobilisé avant.

Les gazages en masse des Juifs de Hongrie :
En juillet 44 me semble-t-il, est arrivé le premier convoi de Hongrois. C'était le premier transport acheminé dans les wagons jusque devant les crématoires dans la voie de garage, spécialement construite à cet effet. Le débarquement avait lieu en face des crématoires 1 et 2, à peu près au milieu du chemin vers l'entrée du camp des femmes, entre les camps C et D. A cette époque-là, on assassinait à Birkenau en moyenne 18.000 Hongrois par jour. Des convois arrivaient en continu tout au long des journées, environ 30 % des gens étaient sélectionnés et mis dans le camp. Ceux-là étaient enregistrés dans les séries A et B [voir la page sur les tatouages], et les autres étaient tous gazés et incinérés dans les fours crématoires. Les jours où le nombre de gens à gazer était insuffisant, on fusillait des prisonniers et on les brûlait dans les fosses. Il était de coutume d'utiliser la chambre à gaz seulement pour des groupes de plus de 200 personnes. Au-dessous du nombre de 200, ça ne valait pas la peine de les faire fonctionner.

Témoignage sur le SS Otto Moll :
Parfois, certains prisonniers se défendaient avant d'être fusillés, ou des enfants pleuraient. Alors l'Oberscharführer Moll les jetait dans les fosses, vivants, dans le feu. De mes propres yeux, j'ai vu les scènes suivantes : Moll a ordonné à une femme nue de s'asseoir sur des corps, près de la fosse, et alors qu'il tirait des coups sur les gens et les jetait ensuite dans le feu, il a ordonné à cette femme de sauter et de chanter. Elle le faisait bien sûr, dans l'espoir de sauver peut-être sa vie. Après avoir tué tous ces gens, Moll a tué aussi cette femme qu’on avait brûlée par la suite. Une autre fois, Moll a trouvé sur un jeune garçon de notre groupe quelques bagues et une montre. Il a retenu ce garçon au crématoire. Ils l’ont mis vivant dans le four, ils y ont fait brûler du papier, puis ils l'ont sorti du four, l'ont fait suspendre par les bras, l'ont interrogé et torturé pour savoir d'où il sortait ces objets trouvés sur lui. Bien entendu, il a tout avoué : il a dénoncé le prisonnier qui les lui avait donnés. Il a été ensuite arrosé d'essence jusqu'à la taille, le feu y a été mis et on lui a ordonné de courir jusqu'aux barbelés et là il a été fusillé.

Effectif des Sonderkommandos :
Étant donné le surcroît de travail à partir du moment où les convois hongrois ont commencé à arriver, les effectifs de notre groupe ont été augmentés jusqu'à 900 personnes. Comme je l'ai déjà mentionné, ce groupe, qui comptait au départ environ 400 personnes, a diminué de moitié car 200 prisonniers environ ont été envoyés à Majdanek début 44, suite à une tentative de fuite, non réussie d'ailleurs, de l'un des prisonniers de ce groupe. Ce prisonnier a été tué, avec quatre autres, à 7 km en dehors du camp. Comme punition, 200 prisonniers ont été sélectionnés. On leur a annoncé qu'ils partiraient comme spécialistes au camp de Majdanek. Il s'est avéré qu'une fois à Majdanek ces gens avaient été fusillés et brûlés ensuite.

Une arrivée de Majdanek :
Début 44, est arrivé de Majdanek à Birkenau un transport de 300 Juives polonaises, 19 prisonniers de guerre russes et un prisonnier allemand : « le Kapo de Majdanek ». Les hommes, placés dans le Block 13, ont été affectés au Sonderkommando pour travailler dans les crématoires. Ces 300 femmes ont été retenues pendant trois jours dans le « Sauna », c'est-à-dire les douches, avant d'être conduites dans les crématoires où, la nuit, elles avaient été fusillées et brûlées. J'ai appris ce fait, à savoir que toutes ces Juives ont été fusillées et brûlées, directement de mes coéquipiers du Sonderkommando qui, étant de garde cette nuit-là, avait été témoins de la fusillade et ont dû par la suite incinérer les cadavres. Il est évident que ce convoi de Juives fusillées n'a été enregistré nulle part.

Particularités du camp des Tziganes :
Avant mon affectation à Birkenau pour le travail aux crématoires, un camp pour Tziganes, dit Lager E, a été créé. C'était un camp où avaient été regroupés des Tziganes de différents pays. Ils étaient plus d'une dizaine de milliers, des hommes avec leurs femmes et leurs enfants s'y trouvaient. Ils étaient enregistrés en tant que groupe spécifique de Tziganes et avaient une numérotation séparée : à côté du numéro tatoué, ils avaient une lettre, la même que celles qu’ils portaient sur leurs vêtements. Ils avaient leurs habits civils, leurs propres draps, leur argent et leurs bijoux qu'on ne leur avait pas confisqués. Ils avaient aussi dans leur camp la « Kantine » où ils pouvaient acheter des cigarettes, de la bière, du savon, de l'eau gazeuse, des oignons et des gâteaux, à des prix intentionnellement très élevés. Le chef de la Kantine était un Allemand et le service était assuré par un prisonnier Tzigane. On ne pouvait s'y procurer aucune autre nourriture en dehors de ces gâteaux. Pendant longtemps, tant qu'ils avaient de l'argent, les Tziganes se sont approvisionnés à la Kantine. Quand l'argent en est venu à leur manquer, ils souffraient de la faim comme tous les autres prisonniers. Il est clair que l'accès au camp des Tziganes était interdit aux autres prisonniers. Malgré cela, on pouvait y entrer grâce à un pot-de-vin spécial donné à un SS, le Blockführer. Des prisonniers qui avaient les moyens de payer ce pot-de-vin, qui était un paquet de cigarettes, pouvaient entrer, avec son accord, dans ce camp où ils avaient des rapports avec les femmes Tziganes qui, affamées, le faisaient pour quelques cigarettes ou autres menues choses. Les maris ou les pères de ces Tziganes, eux-mêmes affamés, voulant en profiter aussi, les laissaient faire. En règle générale, les Tziganes n'étaient pas employés à l'extérieur du camp, ils travaillaient seulement à l'intérieur du camp Tzigane. Leur vie n'était toutefois en rien plus supportable que celle des autres prisonniers, surtout à partir du moment où ils n'avaient plus d'argent. On les traitait aussi brutalement que les autres prisonniers. Ainsi, tous les jours, une centaine de personnes mouraient, dont 60 % étaient des enfants, de faim ou de coups. Par conséquent, il ne restait plus que 3.000 personnes, tout au plus, dans le camp Tzigane au printemps 44. C'est alors que les Allemands ont supprimé tous les Tziganes qui restaient en les gazant. Voici comment cela s'est passé.

Liquidation du camp des Tziganes :
Dans un premier temps, les autorités du camp ont proclamé que tous ceux qui étaient aptes au travail pouvaient se constituer volontaires pour aller travailler en dehors d'Auschwitz. Lorsqu'une partie d'entre eux s’est effectivement présentée, ils ont été embarqués dans les camions et transportés au camp d'Auschwitz. Quelques jours plus tard, les prisonniers restants ont été regroupés devant le crématoire de Birkenau (c'était le crématoires 4). Au même moment, ont été ramenés tous ceux qui, quelques jours plus tôt, étaient partis à Auschwitz. Tous ensemble, une fois déshabillés, ont été entassés dans les salles du crématoire, y ont été gazés, et brûlés ensuite dans les fosses, à côté de ce crématoire car, à cette époque-là, les foyers du crématoire 4 ne fonctionnaient pas. J'ai assisté personnellement, avec les autres membres du Sonderkommando, à ce gazage des Tziganes.

Les prisonniers de Theresienstadt :
À la même période où on gaza les transports de Juifs hongrois, c'est-à-dire à la fin de la guerre, au début de l'été 44, des Juifs de Lodz [pour l'histoire de Lodz et son ghetto, voir ici], environ 50 à 60.000, et des Juifs de Theresienstadt, environ 30.000, ont été gazés aussi. Cela s'est passé de la manière suivante : on a annoncé aux membres de notre Sonderkommando que d'importants transports de « matière première » allaient arriver, c'est-à-dire des gens destinés au gazage. Peu de temps après cette annonce, des convois de 1.000 à 2.000 personnes ont commencé à arriver de Theresienstadt et, tout aussi nombreux, de Lodz. Après le déchargement, une toute petite partie était destinée au camp, les autres étaient transportés directement aux crématoires et, sans être enregistrés, ils étaient gazés et incinérés soit dans les fours, soit dans les fosses. Comme je travaillais aux crématoires à ce moment-là j'ai donc eu la possibilité de compter les gens incinérés, j'ai ainsi pu établir ce chiffre des Juifs brûlés de Theresienstadt et de Lodz. À ce chiffre, j'ai additionné celui fourni par mes collègues du Sonderkommando appartenant à la deuxième relève. Je mentionnerai ici un fait que j'ai oublié de préciser auparavant et qui concerne le nombre de Juifs des convois de Hongrie. Celui-ci s'élevait à plus de 500.000 personnes.

Tentative d'évaluation du nombre de victimes :
Les crématoires à Birkenau ont fonctionné du début 43 à l'automne 44. Je suis arrivé à Birkenau en été 43. J'ai été affecté, avec sept autres prisonniers, au Sonderkommando qui, existant déjà avant la création des crématoires à Birkenau, était employé à l'incinération des corps dans des fosses spéciales, dites des Bunkers 1 et 2. Mes propres observations et les conversations que j'ai eues avec les autres prisonniers de ce Sonderkommando m'amènent à la conclusion que, pendant la période de l'existence de ce commando, soit deux ans, pas moins de 2 millions de personnes avaient été brûlées dans les crématoires et les fosses de Birkenau. Ce chiffre n'inclut pas les gens brûlés à Birkenau par différents commandos qui avaient existé auparavant et qui, liquidés par les SS, ne pouvaient nous fournir aucune information au sujet du nombre de gens brûlés pendant la période de leur existence. Je dois souligner ici que seules étaient portées sur le registre des prisonniers, et donc portaient un numéro, les personnes destinées à effectuer des travaux divers. En revanche, n'étaient portés sur aucun état du camp, ni ne portaient de numéro, tous ceux qui passaient directement des convois à la chambre à gaz ou ceux qui, pour une raison quelconque, n'étaient pas supprimés tout de suite et, destinés à être brûlés, attendaient leur tour dans des endroits isolés, spécialement prévus à cet effet.

Le camp "Mexico" :
Le camp appelé « Mexico » en était un exemple. Construit à la fin de l'année 43 pour accueillir des Anglais ou des Américains, il n'a jamais vu ni Anglais ni Américains mais des femmes et des enfants Juifs des convois hongrois. Ils y étaient amenés pendant que la plus grosse partie de ces convois de Hongrie passaient directement aux crématoires. Ces femmes juives et leurs enfants n'étaient affectés à aucun travail, mais restaient là, presque sans nourriture, dans des vêtements minables, sans couvertures, enfermés pendant plusieurs mois dans les baraquements non terminés du camp Mexico. Dans ces conditions, ces gens mouraient en masse et leurs cadavres étaient transportés aux crématoires. On y amenait aussi ceux qu'on appelait parmi eux les « musulmans » et qui étaient des cadavres vivants. S'il arrivait qu'un enfant naisse dans ce camp, on l'emportait aux crématoires, on le jetait, comme une pierre, et on le fusillait. Ainsi la plupart des habitants du camp Mexico ont-ils été supprimés petit à petit et une partie a été emmenée quelque part, en dehors d'Auschwitz.

Obtempérer ou disparaître :
Je dois dire ici que, dans le camp tzigane dont je viens de parler, la surveillance médicale était assurée par des médecins juifs. Après avoir fait gazer tous ces gens du camp tzigane, les autorités du camp de Birkenau se sont adressées à ces médecins en leur disant d'établir des certificats qui diraient que les Tziganes étaient malades de maladies contagieuses. Comme les médecins ne voulaient pas signer de telles attestations, contraires à la vérité, ils ont été affectés à une compagnie pénitentiaire et ensuite emmenés hors de Birkenau.

Les arrivées en camion :
Quant au processus de gazage lui-même, il faut ajouter que lorsqu'on amenait aux crématoires des gens âgés, infirmes, des enfants ou des malades, on ne leur disait pas de descendre du camion. En soulevant sa partie avant, on les faisait tomber dans la cour, comme on le fait lorsqu'on décharge des ordures d'un camion à ordures, dans des fosses spécialement prévues à cet effet. Parfois, après le gazage, lorsqu'on nous ordonnait de jeter les cadavres dans les fours, l'un d'entre eux bougeait encore et comme nous refusions de l’y mettre vivant, un SS l'achevait au revolver.

La révolte du Sonderkommando :
En été 44, nous, les membres du Sonderkommando, voyant que les Allemands avaient l'habitude d’en supprimer tous les membres, nous avons décidé de nous insurger et nous enfuir. Après nous être mis en relation avec d'autres unités du camp, et surtout avec le Sauna, le Kanada, les prisonniers de guerre soviétiques et le camp des femmes, le FKL, une insurrection a effectivement éclaté. Elle n'a pas eu les résultats escomptés, car les SS ont réussi à contrôler la situation et à écraser notre soulèvement. À cette occasion, quatre Unterscharführer ont été tués, 12 SS ont été blessés et 455 prisonniers ont été tués. Quatre femmes ont été pendues mais seulement six mois [en réalité, six semaines] plus tard, lorsqu'il a été prouvé qu'elles y avaient participé en nous fournissant des armes.
Juste avant l'éclatement de notre insurrection, j'avais décidé de m'enfuir et pour ce faire, je me suis intégré à un autre commando. Là, je me suis fait prendre et, pour avoir séjourné dans un autre commando, j'ai reçu comme punition 200 coups de bâtons en une seule fois. S'ils avaient su que mon intention était de m'enfuir, ils m'auraient tué.

"Sous la cendre" :
J'ai enterré sur le terrain du camp de Birkenau, près des crématoires, un appareil photo, des restes de gaz dans une boîte en métal et des notes en yiddish sur le nombre de personnes arrivées dans les convois et destinées au gazage. Je me rappelle l'emplacement exact de ces objets et je peux le montrer à tout moment. Si la commission les découvrait elle-même par hasard, bien entendu, je donne mon accord pour qu'elle les garde et en face l'usage qui s'impose car ces notes ont été prises pour la mémoire de tous ces gens étant donné que nous n'avions aucun espoir d'être libérés.

L'avenir :
Dans les jours à venir, j'envisage de me rendre à Auschwitz pour mes affaires personnelles. Ensuite, je partirai en France en passant par la Tchécoslovaquie. Je tiens à dire que j'ai l'intention d'utiliser à l'avenir le nom de Jankowski Stanislas, nom que j'ai adopté lors de mon séjour en France pour cacher mon vrai nom aux Allemands. Depuis et à ce jour, j'utilise ce nom.

L'évacuation :
Les derniers temps à Auschwitz, ou plutôt à Birkenau, alors que les Allemands commençaient à liquider le camp, mon Kapo qui avait travaillé avec moi pendant deux ans, a réussi à m'empêcher de quitter le camp plus tôt. J'y suis donc resté jusqu'au 18 janvier 45. Ce jour-là, on m'a fait sortir dans un convoi plus grand, d'environ sept personnes [erreur de transcription probable], et on nous a fait marcher vers l'Ouest. A Königsdorf, près de Rybnik, j'ai réussi à m'échapper et, après un vagabondage de deux mois, je suis parvenu à rejoindre les troupes de tête soviétiques. Cela s'est passé dans les derniers jours du mois de mars 45 à Wodzislaw, près de Rybnik.
Depuis ce jour, je vis en liberté.