Au Museum of Jewish Heritage (New York) se tient une exposition (24 septembre 2008 – 22 mars 2009) autour de l’écrivain Irène Némirovsky et sa Suite française qui sera ensuite visible (du 3 avril au 25 juillet) à la New York Public Library dans le cadre d’une exposition consacrée à la littérature française.

 

Le Directeur du Musée, David Marwell, présente ce manuscrit dans un contexte de lettres et photographies prêtées par Denise Epstein, fille de l’auteur. 



  http://www.mjhnyc.org/irene/viewer.html


Irène Némirovsky est née en 1903 à Kiev où son père Léon-Arieh avait "fait fortune dans la finance et était devenu un des banquiers les plus riches de Russie" (les citations de ce paragraphe biographique sont de Myriam Anissimov, par ailleurs remarquable biographe de Primo Lévi et Romain Gary). Irène parle français depuis son plus jeune âge avec sa gouvernante (qui meurt l’année de ses quatorze ans) et montre un penchant pour la littérature et l’écriture. Cette gouvernante semble avoir rempli un rôle de mère que Fanny-Faïga Némirovsky refusait, "elle éprouvait une sorte d’aversion pour sa fille, qui n’avait jamais reçu d’elle le moindre geste d’amour". En 1914 les Némirovsky habitent St Pétersbourg. Du fait de la Révolution d’Octobre, ils s’enfuient en Finlande puis arrivent en France en juillet 1919 où "ils mènent à Paris la vie brillante des grands bourgeois fortunés. Soirées mondaines, dîners au champagne, bals, villégiatures luxueuses".

 

Irène, inscrite à la Sorbonne, obtient la licence de lettres en 1924. En 1925 elle commence la rédaction du roman qui la fera connaître : David Golder. Il paraît en 1929 et la qualité littéraire d’Irène est immédiatement reconnue. Le succès est considérable. Une adaptation cinématographique (avec Harry Baur) suit d’ailleurs la parution du livre. En 1926 Irène épouse Michel-Mikhaïl Epstein, banquier. Denise naitra en 1929 et Elisabeth en 1937. En 1930 Le Bal est un roman qui connaît également la notoriété (et révèlera Danielle Darrieux lors de son adaptation au cinéma). Irène Némirovsky demande la nationalité française en 1935 : elle lui est refusée. Elle publie une quinzaine de textes entre 33 et 42 dans Gringoire, journal d’emblée très orienté à droite puis à l’extrême droite et clairement qualifié d’antisémite à partir de 1936. Cette publication, qui s’installe à Vichy en 1940 et cautionne la politique pétainiste, s’éteint en mai 44.

 

En 1939 Irène décide de se convertir au christianisme avec ses enfants mais cela ne leur sera d’aucun secours. En 1940 Irène écrit Les Chiens et les loups. Les lois de Vichy sur le statut des Juifs interdisent d’abord à Irène de publier et à Michel de travailler. Ils essaient de mettre leurs enfants à l’abri (dans le Morvan) puis de se cacher eux-mêmes. Irène est arrêtée le 13 juillet 42 par les gendarmes français. Sa fille Denise, qui avait alors 13 ans, se souvient qu’elle essaya de ne pas les effrayer, leur disant juste au revoir, sans qu’il y ait de pleurs, et qu’elle parla d’un long voyage (mais ses écrits de juillet 42 montrent qu’elle savait à quoi s’en tenir). Déportée à Auschwitz (convoi 6), elle meurt du typhus un mois plus tard. Son mari est arrêté en octobre, déporté en novembre 42, et gazé à son arrivée. Denise et Elisabeth traverseront la douloureuse épreuve d’enfants cachées jusqu’à la fin de la guerre. Les deux jeunes sœurs ne quitteront jamais la valise remplie de papiers laissés par leur mère. Elles penseront qu’il s’agit de notes éparses et de son journal intime et ne souhaiteront pas y toucher durant des décennies.

 

Elisabeth, qui avait cinq ans en 42, devenue éditrice et écrivain, va publier Le Mirador, Mémoires rêvés en 1992, quatre ans avant sa mort. C’est un hommage à sa mère dont elle reconstitue une "autobiographie". Dans les années 2000, Denise trouve le courage de faire face au contenu de la valise qu’elle conserve depuis soixante ans et découvre qu’elle contient, outre des papiers personnels et des notes, le texte d’une œuvre de fiction écrit en caractères denses et minuscules sur le rare papier de l’époque. Denise transcrit avec beaucoup de difficulté ce texte qui est La Suite française, correspondant aux deux premières parties d’un ouvrage qui devait en comporter cinq. Il est édité en 2004 (co-édition Grasset / Denoël) et obtient immédiatement le Renaudot (qui, habituellement, n’est jamais attribué à titre posthume). En 2007 Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt publient La Vie d’Irène Némirovsky. Actuellement paraît chez Denoël Survivre et vivre un livre d’entretiens de Clémence Boulouque avec Denise Epstein.

 

 

sur mon bureau…

 

La polémique autour d’un dénigrement de sa judéité par Irène Némirovsky, voire les accusations d’antisémitisme dont elle est l’objet, m’interpellent et me gênent, c’est pourquoi je me décide aujourd’hui à écrire cette page.
Je croise souvent Denise Epstein dans un théâtre où nous allons l’une et l’autre voir les mêmes spectacles. Je ne me suis jamais autorisée à aller lui parler, d’autant moins que, lors d’une conférence à l’Association Hébraïca de Toulouse en 2005, elle a expliqué la difficulté qu’il y avait pour elle à être si fréquemment abordée par des lecteurs souhaitant lui parler de sa mère. Je serais vraiment contrite, si elle venait à lire le texte que j’écris ici, qu’il cause la moindre peine à cette femme dont l’intelligence et la gentillesse sont perceptibles au premier regard.

Mon propos n’est résolument pas de nuire à la mémoire de cet écrivain, dont j’apprécie évidemment les œuvres par ailleurs. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que nous sommes, avec Irène Némirovsky, face à une œuvre littéraire de qualité évidente. Mais mon propos ici est de revenir sur la polémique qui entoure cet écrivain, de s'interroger sur ce que l'on peut en dire et en penser, à un moment où l'exposition de New York réactualise la question.
Deux biographes, les plus aptes donc à fournir un point de vue fondé, écrivent par exemple :
- Jonathan Weiss, professeur de littérature aux Etats-Unis : "son antisémitisme ne fait aucun doute". Il interprète cette constatation comme un décalage entre l'identité réelle et l'identité "rêvée" d'Irène Némirovsky   
- Myriam Anissimov, que j’évoquais dans la partie biographique de cette page, femme de lettres au sens le plus riche du terme, et pondérée me semble-t-il, écrit pourtant (dans la préface de la Suite française) : "Quelle relation de haine à soi-même découvre-t-on sous sa plume ! […] lacérant encore et encore de mots cette « racaille juive » […]".
Pourtant, il semble que, dans Les chiens et les loups en particulier, ouvrage auquel Myriam Anissimov se réfère ici, cette agressivité pour dépeindre les Juifs ne concerne qu’une partie de la population de la ville Ukrainienne qu’elle y décrit, c'est-à-dire "la racaille, les Juifs infréquentables, les petits artisans, les locataires des boutiques sordides, les vagabonds". Comprendre : les Juifs vivant dans la misère. Irène Némirovsky va nous les présenter plus avant néanmoins dans ce même roman, puisque Ada et Ben, deux des trois personnages principaux, seront issus de ce milieu. Malgré l’intérêt manifeste que l’auteur ressent et nous fait partager pour ces deux personnages (mais pas leur entourage, qui, lui, reste méprisable, crasseux, cupide et stupide) il n’en reste pas moins vrai qu’Ada et Ben ne seront jamais "ordinaires" au sens positif du terme. Ils resteront des êtres à part, étranges, étrangers, toujours présentés comme des gens à éviter. Cela d’autant plus que, chacun à leur façon, que ce soit volontaire ou non, ils contribueront à l’effondrement de la vie intime et professionnelle de Harry. Harry, troisième personnage principal, est né, lui, dans le "beau quartier" (entendre : le quartier des Juifs riches) et de ce fait, la présentation qui en est faite est tout à fait différente et beaucoup plus positive.    

Dans tous les cas, l’écriture d’Irène Némirovsky est très incisive dans sa description des personnages, quel que soit l’ouvrage dont on parle. Personne ne semble vraiment trouver grâce à ses yeux. Cela y compris dans les tous premiers mots utilisés pour les décrire ("Il était beau avec des manières languides et cruelles de chat, des mains douces, expressives, et un visage de César un peu gras" lit-on pour Gabriel Corte, ou "Elle avait un doux menton, un peu empâté, une voix de contralto encore belle et quelque chose de bovin dans le regard" pour l’amie de ce personnage dans la Suite française). Mais si on commence la lecture de son œuvre par Les Chiens et les loups on se sent particulièrement mal à l’aise face à une accumulation considérable, qui ne tarit guère au fil du livre, de caractérisations des Juifs très négatives, très agressives, qui renvoient à tous les stéréotypes dont on sait aujourd’hui comment l’époque va en faire grand usage.
Dans un deuxième temps, on est frappé par quelque chose qui s’approche d’un "racisme social". Les petites gens sont traités de façon quasi systématique avec un grand mépris. Leur manque de classe, leur manque de culture sont stigmatisés. Le "struggle for life", imposé par leur condition, obligation pour leur survie, est finalement présenté comme s’ils avaient le choix. On est alors dans cette impression très pénible que le lien entre personne riche et individu de qualité serait une évidence autant que son opposé entre personne pauvre et individu méprisable.
Pointée du doigt aussi l’attitude humaine totalement égoïste, perdant toute classe et oubliant tout souci d’autrui face aux situations extrêmes, et cette fois quel que soit le milieu, les personnages riches et cultivés n'étant pas non plus épargnés ("Qu’ils bombardent les autres, mon Dieu, mais pas nous ! J’ai trois enfants ! Je veux les sauver !" pense Mme Péricand, bourgeoise qui se croît très chrétienne, durant l’exode dans Suite française).

Et puis, à accumuler les lectures de l’œuvre d’Irène Némirovsky, on arrive à celle du Vin de solitude. Denise Epstein dit qu'il est le texte le plus proche d'elle-même et qu'il "correspond tout à fait à ce qu'elle était comme femme et comme mère". On y retrouve en effet, avec le personnage principal d'Hélène que l'on suit tout au long du roman, la biographie d'Irène (la Russie, la Scandinavie puis la France en ce qui concerne le parcours géographique ; la relation chaleureuse mais distante entre la gouvernante et la petite fille, douloureuse et violente entre la mère et la fille et celle, sentimentale mais lointaine, entre le père et sa fille). Mais ce roman est surtout celui d'un égotisme presque effrayant. On y constate en outre à quel point le monde extérieur n'existe pas. Seules comptent la richesse et ce qu'elle permet et le texte traverse des périodes douloureuses d'histoire sans qu'il en soit question. Les petites gens n'existent pas. Le peuple est transparent. Si quelqu'un est mentionné, il ne s'agira que de signaler son apparence misérable, rebutante comme s'il en était coupable, ou bien de l'évoquer uniquement par une phrase s'apitoyant sur le sort d'Hélène.
On se rend compte -un livre éclairant l’autre- que même si la piste de l'antisémitisme est compréhensible, rien n’est pour autant aussi caricatural qu’il y paraît à première vue. De ce fait, l’interprétation qu’on peut donner à toutes ces questions est comme le style de l’auteur : beaucoup plus subtil.
Il semble alors que ce qui serait véritablement pointé comme insupportable n’est en fait pas ce qui paraissait présenté de prime abord. Ce que fustige Irène Némirowsky serait bien plus l’insupportable médiocrité humaine. Elle voudrait que chaque individu soit ce que certains grands bourgeois prétendent être : nobles quoi qu’il arrive. "Je n’admets pas que ces boutiquiers, ces concierges, ces mal-lavés avec leurs pleurnicheries, leurs ragots, leur grossièreté, avilissent un climat de tragédie. […] Quel cauchemar ! Oh la laideur, la vulgarité, l’affreuse bassesse de cette foule !" déclame de façon insupportable et prétentieuse un personnage durant l’exode de juin 40… qui va pourtant, quelques pages plus loin, voler avec jouissance ("il n’avait jamais connu de meilleure volupté") l’essence qui lui permettra de continuer son parcours à un tout jeune couple qui lui avait fait confiance.     

Sans doute peut-on reprocher à Irène Némirowsky de ne faire aucune place dans ses textes à la moindre analyse socio-politique alors qu’elle en évoque largement les thèmes, mais elle n’a vécu que dans le milieu de la haute bourgeoisie. Elle ne parle pas du peuple parce qu'elle ne le connait pas. Elle ne sait rien de ses combats, de ses aspirations. On est sans doute d'autant plus enclin à lui faire ce reproche parce que ses personnages ont par ailleurs une subtilité et une richesse peu communes. Puisque ces personnages ont une telle épaisseur, puisque cette écriture est remarquable, on voudrait la perfection...
Mais si cet apparent mépris pour "le pauvre" est pesant et transversal, son œuvre n’est-elle pas finalement -plus que quoi que ce soit d’autre- la constatation d'une bassesse humaine applicable à toutes les catégories sociales, et particulièrement à celle dont elle peut rendre compte parce que c'est la seule qu'elle connaisse vraiment, constatation qui lui est douloureuse ? L'être humain n'est insupportablement pas à la hauteur de son existence car "la vie était shakespearienne, admirable et tragique, et elles la rabaissaient à plaisir. Un monde s’effondrait, n’était que décombres et ruines, mais elles ne changeaient pas. Créatures inférieures, elles n’avaient ni héroïsme ni grandeur, ni foi ni esprit de sacrifice. Elles ne savaient que rapetisser tout ce qu’elles touchaient, à leur mesure." (dans la Suite française)
Irène Némirowky ne décline-t-elle pas en réalité le refus -que nous sommes nombreux à partager- d’accepter que l’homme ne soit que ce qu’il est, qu’il ne semble pas progresser en qualité, qu’il reste mû en dernière analyse par des motivations sans grandeur ? Et ne peut-on pas considérer que, Juive elle-même, cela lui accorde le droit de jeter un regard sans concession sur une communauté qu’elle voudrait, parce qu’elle y appartient, exemplaire plus qu’aucune autre ? de même que, évoluant dans ce milieu très aisé de personnages suffisamment riches pour ne pas avoir à se préoccuper du nécessaire au quotidien, suffisamment cultivés pour pouvoir être nobles et grands, elle ne supporte pas de constater avec amertume qu'ils restent petits, mesquins et affligeants de bassesse.   

Un article du 22 décembre 2009 d'Olivier Philipponnat trouvé sur le net (site www.laviedesidees.fr)
pour poursuivre la réflexion : afin de le lire cliquer ici.

 

[Page mise en ligne en octobre 2008]